Les créateurs de parfums ont la Commission européenne dans le nez
Nicole Vulser, Le Monde, mardi 12 janvier 2009
Ce n’est pas encore la rébellion des nez, mais les créateurs de parfums semblent unanimement agacés par la propension de la Commission européenne à réduire, année après année, la liste des ingrédients autorisés pour leur fabrication. Ce qui menace l’existence même de parfums historiques, dont la composition n’est plus conforme aux normes désormais édictées par Bruxelles.
Dans le cadre de l’autorégulation de l’industrie européenne de la parfumerie, l’International Fragrance Association (IFRA) fait travailler un panel d’experts, de dermatologues, de médecins, de spécialistes de l’environnement... qui définissent le risque de chaque produit pour les consommateurs. Elle publie chaque année, en juin, une liste de produits dont l’utilisation est interdite, restreinte ou très encadrée. La Commission européenne s’en inspire généralement pour adapter la directive relative aux produits cosmétiques.
Depuis longtemps déjà, tous les ingrédients d’origine animale sont bannis - il s’agit du musc, de l’ambre gris, de la civette, du castoréum. Les matières premières potentiellement allergènes sont interdites - comme l’exsudation du baume du Pérou, les dérivés de la coumarine, l’absolu de feuilles de figuier ou l’alcool benzylique. Strictement encadrées ou interdites par l’IFRA, l’essence de géranium, de jasmin, de lavande, l’huile de cade, les extraits de feuilles de thé ne figurent toutefois pas encore sur la liste noire de la directive cosmétique... Quant à l’essence de rose, qu’elle vienne du Maroc, de l’Espagne, de Chine ou de Turquie, la voilà également sur la sellette. "Plus encore que la rose elle-même, les cinq autres ingrédients de cette essence pourraient éventuellement faire l’objet de restrictions", indique-t-on à l’IFRA.
"Notre palette de travail se réduit. C’est un peu comme si on disait à un peintre qu’il n’a plus droit d’utiliser du rouge, puis du bleu ou du jaune...", déclare Frédéric Appaire, directeur marketing international de Paco Rabanne.
Il faut donc trouver un produit de synthèse, de substitution pour retrouver des notes disparues. "Cela diminue le champ des possibles. Les jus bougent en permanence avec la législation européenne", ajoute le PDG d’Interparfums, Philippe Benacin. "Bruxelles va tuer une partie du métier, on n’arrive pas à tout reconstruire à l’identique", déplore Sylvie Polette, vice-présidente marketing des parfums Jean Paul Gaultier. "Cela va pousser la recherche, mais c’est vécu comme une réelle contrainte", ajoute-t-elle.
Carcan
Les plus anciennes maisons de parfums sont les plus pénalisées puisqu'elles doivent adapter les formules de leurs fragrances à l'actuelle législation. "Certains parfums ont été développés parce qu'il n'y avait aucune contrainte pénalisante" explique François Demachy, le nez de Dior. Le plus en guerre contre ce carcan n'est autre que Thierry Wasser, le nouveau nez de Guerlain. "Nous vendons des parfums dont le plus vieux a plus de 150 ans. Si un jour, Bruxelles ne veut plus d'essence de rose, comment pourrais-je faire ? Il y a de la rose dans presque tous nos parfums... C'est un patrimoine à défendre."
Une histoire familiale aussi, puisque M. Wasser assure, avec une candeur délicieusement proustienne, que "Jean-Paul Guerlain (parfumeur historique de la maison) avait créé "Parure" pour sa maman. On a dû l'arrêter, on ne pouvait plus utiliser les ingrédients nécessaires à sa fabrication", déplore-t-il. "C'est un crève-coeur."
Nicole Vulser